lundi 27 mars 2017

Persée et Méduse

Quiconque est allé sur la place de la Signoria, à Florence, est resté frappé par la statue en bronze de Benvenuto Cellini, représentant Persée tenant la tête décapitée de Méduse. Le talent de Cellini, dans cette période de la Renaissance italienne, est évidemment d'abord technique puisqu'il lui faut réaliser une statue de grande taille : 3,20 mètres de hauteur, qui exigent une fonte du bronze en plusieurs parties selon les techniques employées alors, mais que Cellini veut réaliser d'une seule fonte pour éviter les disparités des parties rapportées qui lui semblent disharmonieuses sur certaines statues d'autres sculpteurs. Il fallut presque dix ans (1545-1554) à Cellini pour réaliser cette statue.
On peut se référer à Wikipédia ici qui donne des détails assez précis de ces aspects techniques. Je voudrais seulement ici rappeler quelques aspects qui me paraissent intéressants relatifs à ce travail de Benvenuto Cellini, dont on peut rappeler qu'il réalisa la statue à la demande de Cosme Ier de Medicis.

Benvenuto Cellini, Persée tenant la tête de Méduse - photo Celeos 2015


La commande de Cosme est un symbole fort : Persée vainquant Méduse peut être vu comme le triomphe du bien sur le mal, le retour à l’ordre de la famille Medicis qui assoit ainsi par une statue de grande taille, imposante, la force de son pouvoir.
La manière dont Benvenuto Cellini a choisi la représentation de la scène est une concession faite au prince : il tient la tête de Méduse de manière ostentatoire, afin de montrer la victoire définitive sur le « mal ». Il reste étonnant que la figure de Méduse soit ainsi choisie, dans ce glissement de la mythologie grecque, aux tenants complexes et éloignés de toute pensée binaire de « bien » et de « mal », vers ce qui va devenir la pensée très rigide de la modernité occidentale.
La représentation de Persée par Cellini est donc celle d’un bel homme nu, épée dans la main droite, tête de Méduse dans la main gauche, et baissant la tête, comme regrettant la mort de Méduse. La tête de Méduse elle-même est frappante : celle d’une belle femme aux traits d’une grande harmonie : rien à voir avec les représentations de l’Antiquité grecque dans lesquelles Méduse est une figure hideuse, à la chevelure de serpents, aux canines pointues et souvent grimaçante. Là, pour Cellini, il y a bien l’opposition des deux sexes, masculin et féminin dans un combat pour lequel seul le mâle est vainqueur. Faut-il y voir également cette radicalisation de la pensée moderne qui exclut les femmes du débat de manière quasi définitive, laissant à la société occidentale la primauté du seul patriarcat ?
Dans les conventions stylistiques, un détail s’ajoute à l’ensemble qui détonne, apporte une note résolument triviale et introduit, peut-être volontairement de la part de Benvenuto Cellini, un contraste presque choquant dans la réalisation de l’œuvre : de la tête de Méduse s’échappent ce qu’il est difficile de définir comme des éléments du corps de Méduse. Sang, organes divers traduits en boucles serpentiformes dont la vue doit susciter la répulsion, dans l’opposition d’un visage extérieurement d’une grande beauté, mais dont l’intérieur contient tous ces aspects repoussants. La tête coupée appartient bien au corps féminin sur lequel est posé Persée, corps également d’une grande beauté, posé sur le dos et laissant apparaître la poitrine de Méduse. Du cou tranché, en correspondance avec la tête, jaillit un flot de sang évoquant les mêmes aspects d’enroulements qui suscite le même sentiment de rejet. C’est donc bien une œuvre à visée réaliste que Cellini a voulue, dans le présent du sang encore jaillissant, quitte justement à rompre avec les conventions esthétiques héritées de l’Antiquité grecque, revisitées par la première Renaissance.
Le chef d’œuvre de Benvenuto Cellini apparaît donc comme un travail particulièrement remarquable non seulement concernant les aspects techniques, mais également concernant les ruptures stylistiques qu’on retrouve rarement dans le travail d’autres sculpteurs, et dont la portée, me semble-t-il, est d’une immense force dans la Modernité qui s’affirme en Occident.
Bien évidemment, pendant toute la durée de la préparation de cette statue monumentale qui reste protégée depuis sa présentation sous la loggia de la place de la Signoria, Cellini a passé un temps important à réaliser des modèles afin de passer ultérieurement à la taille voulue par Cosme Ier de Medicis. On peut voir au Musée du Bargello une taille réduite de Persée et Méduse, en bronze. Toutefois le coussin, rappelant le lit sur lequel Persée a décapité Méduse, est là en marbre, alors que celui de la statue de la Signoria est en bronze.

Benvenuto Cellini, Persée et Méduse, Musée du Bargello - Photo Celeos 2015


Et chose curieuse, il semble qu’un corps de Méduse en marbre ait atterri au Musée Benaki d’Athènes, sans que cette pièce ait été réellement identifiée pour ce qu’elle est : un modèle en marbre du Persée et Méduse de Cellini. En effet voici ce que dit le cartel dans sa version anglaise :

“Marble sculpture of unknown function
It represents a nude female figure with cut head, lying on a bed. This enigmatic figure which is vaguely reminiscent of the myth of Perseus, might illustrate a biblical story. The sculpture must have served an architectural function.”


Musée Benaki, Athènes - photo Celeos 2015

Or justement, la rareté de la représentation de Persée et Méduse telle que représentée par Benvenuto Cellini fait qu’il reste fort improbable que cet objet soit antérieur à l’œuvre de Cellini. S’agit-il d’une mauvaise copie de son travail ? On s’aperçoit d’une sorte d’impossibilité entre le bas du corps, représenté gisant sur le ventre, et le haut du corps dont on reconnaît la poitrine, bien que l’objet semble avoir souffert d’une usure ou d’une mauvaise conservation avant son arrivée au Musée Benaki. L’hypothèse d’une mauvaise copie me semble ainsi la plus probable. En tout cas, quelle que soit la période à laquelle elle a été réalisée, il reste que la volonté de marquer les esprits par Cellini, en montrant ce flot de sang s’échappant du corps de Méduse, a réussi : la force de cette représentation réaliste étonne encore aujourd’hui, et donne de cette période le sentiment étrange d’un basculement conventionnel qui provoque véritablement un inconfort visuel, et mieux peut-être, un malaise.

dimanche 5 mars 2017

Jean-Christophe Averty - Ubu roi

J'ai évoqué Alfred Jarry, voici quelques jours dans Véhèmes, en rappelant que le joli mot de phynance était de son invention. Alfred Jarry avait été fort bien servi par Jean-Christophe Averty qui vient de disparaître. Hommage lui soit rendu.

Signe des temps que ce rappel au Roi Ubu ? Qu'on en juge :


Véritable portrait de Monsieur Ubu par Alfred Jarry

Scène 11


Père Ubu, Mère Ubu, puis Nobles, magistrats, personnages divers

Père Ubu.  - Cornegidouille ! De par ma chandelle verte, me voici roi de ce pays. Donnez-moi le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et la trique à Noble ! Ensuite, faites avancer les Nobles !

On pousse brutalement les Nobles.

Mère Ubu. - De grâce, modère-toi, Père Ubu.

Père Ubu. - J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume, je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

Nobles. - Horreur ! A nous, peuple et soldats !

Père Ubu. - Amenez-moi le premier Noble et passez-moi la trique à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans le sous-sol où on les massacrera. (Au Noble :) Qui es-tu, bouffre ?

Le Noble. - Comte de Vitepsk.

Père Ubu. - De combien sont tes revenus ?

Le Noble. - Trois millions de rixdales.

Père Ubu. - Condamné !

Coup de bâton.

Mère Ubu. - Quelle basse férocité !

Père Ubu. - Second Noble, qui es-tu ? - Répondras-tu, bouffre ?

Le Noble. - Grand-duc de Posen.

Père Ubu. - Excellent ! excellent ! Je n'en demande pas plus long. Dans la trappe. (Coup de bâton.) Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

[...
Père Ubu. - Eh merdre ! Dans la trappe ! Amenez tout ce qui reste des personnages considérables ! (Défilé d'actualités et texte «ad libitum »). Toi qui ressembles étrangement à un célèbre piqueur de l'Elysée, dans la trappe ! Et vous, préfet de police, avec tous les égards qui vous sont dus, dans la trappe ! dans la trappe, ce ministra naglais, et pour ne pas faire de jalous, amenez aussi un ministra français, n'importe lequel ; et toi notable antisémite, dans la trappe ; et toi le juif sémite et toi l'écclésiastique et toi l'apothicaire, dans la trappe, et toi le censeur, et toi l'avarié, dans la trappe ! Tiens voici un chansonnier qui s'est trompé de porte, on t'a assez vu, dans la trappe ! Oh ! Oh ! celui-ci ne joue pas la comédié, il fait des articles de journal, mais ce n'est pas moins toujours la même chanson, dans la trappe ! Allez, passez tout le monde dans la trappe, dans la trappe, dans la trappe ! Dépêchez-vous, dans la trappe, dans la trappe, dans la trappe !... Eh merdre !

Mère Ubu. - Plus de justice, plus de finances, plus de...

Père Ubu. - Ne crains rien, ma douce enfant, j'irai moi-même de village en village recueillir les impôts.


Jean-Christophe Averty fignole le personnage d'Ubu interprété par Jean Bouise